Cette semaine, découvrez un autre excellent article d’Eric qui avait déjà abordé la question du nombre des chapitres dans un roman. Cette fois-ci, c’est à travers les émotions de nos personnages que l’on plonge afin d’y découvrir un trésor insoupçonné. Les émotions de vos personnages, c’est ici et maintenant que vous les découvrirez !

Certains auteurs arrivent à rendre leurs personnages inoubliables, vivants, plus vrais que nature. Voici l’un des secrets pour y arriver.

Vous allez découvrir dans cet article comment échapper à ce travers de débutant : le Personnage Abstrait.

Il serra les dents, dans une colère noire. Il commençait à réaliser la trahison qu’elle avait tissée durant ces cinq années. Elle l’avait empêché d’accomplir son but avec une sournoiserie qui le dégoûtait.

Elle resta de glace.

– Je suis désolée, tu ne peux pas venir avec moi.Il ria aux éclats.
– Alors je prendrai le prochain train !Elle regarda celui qu’elle avait tant aimé avec un regard de glace.
– Je regrette d’avoir dû te faire tout ça. C’était pour ton bien.Il s’assit, songeur.
– Tu as peut-être raison finalement…Elle commença à partir, puis se retourna, une boule dans la gorge :
– Tant pis… Viens.

Le contexte de ce petit dialogue n’est pas très utile pour en percevoir le défaut. Je ne parle pas du style. Je ne mets pas en cause l’intrigue. Non. Le problème est ailleurs et concerne la vie même du personnage.

Cela peut passer plus ou moins inaperçu, surtout si l’intrigue est bien menée. On peut s’y habituer, comme à un grincement désagréable. Il passe en bruit de fond. On finit par l’oublier. Mais il reste là et il gêne l’émotion du lecteur.

Regardons plus attentivement ce qu’il se passe dans cette scène. Le personnage masculin est très en colère (à juste titre). Elle n’en semble pas atteinte (c’est son droit). Il rit très fort. Elle reste froide. Il est songeur et abandonne. Elle change d’avis.

En quelques lignes, sans ellipse (le déroulement est continu), le personnage masculin passe d’un début de colère intense au rire, puis à l’acceptation. L’auteur ne souhaitait pas les rendre bipolaires (1) ou particulièrement infantiles… Mais c’est ce qu’il a fait.

Pourquoi ?

Parce qu’il n’a pas tenu compte de la matérialité de l’émotion. Il en a fait des Abstractions !

Les Personnages Abstraits : des fantômes de personnages

Le personnage abstrait peut être connu intellectuellement. Ce qui lui permet d’échapper à l’attention de son auteur. Il passe d’une émotion à l’autre en un clin d’oeil et sans transition. Il est en colère, puis il est joyeux et l’instant d’après il peut pleurer. Souvent l’auteur a une bonne raison pour chaque revirement. Sauf que le lecteur est seul face à son livre et qu’il n’attend pas seulement qu’on lui dise ce qu’il se passe. Il demande à ressentir !

À part pour les enfants, qui savent passer des larmes au rire par le vol d’un papillon, ou pour ceux qui ont des troubles de l’humeur (maniaco-dépressifs…), l’émotion prend du temps.

L’auteur doit en tenir compte quand il fait vivre ses personnages. C’est l’une des difficultés de l’écriture d’une histoire : l’auteur doit passer de l’intention intellectuelle à la réalisation émotionnelle. Pour ne pas avoir un fantôme de personnage, il faut lui donner de la chair.

Émouvoir et mouvoir

Le mot « émotion » vient du latin « motio » qui signifie « mouvement ».

Rendre compte d’un mouvement est une affaire d’échelle de temps et d’amplitude.

Si le mouvement est trop léger, il est imperceptible : normalement, on ne voit pas les pulsations cardio-vasculaires de son voisin (même si ce n’est pas un mort-vivant). La peau se soulève bien régulièrement par le sang dans les veines, mais pas avec une amplitude suffisante pour être vue.

Et s’il est trop rapide (ou trop lent) le mouvement ne se voit pas non plus : les hélices de l’avion, en tournant, se fondent en disque translucide ; et on ne voit pas pousser les bourgeons, ni le soleil descendre se coucher.

Cela s’applique à l’émotion : pour la montrer et pour la faire ressentir, il ne suffit pas de raconter comment le personnage se sentait avant et ce qu’il ressent après. Alors qu’intellectuellement on pourrait la comprendre, on ne peut pas faire l’économie de son évolution pour communiquer l’émotion au lecteur. Ce changement demande au moins un moment intermédiaire. Il n’est pas forcément développé dans votre récit final. Mais laissez-lui une place.

Plus l’émotion est forte, plus elle est lourde

Imaginez le mouvement de deux balançoires: la première, avec de toutes petites cordes, et la seconde très haute. Quand vous prenez la balancelle, vous pouvez aller et venir et monter très rapidement. Mais vous n’allez pas très loin.

En revanche sur la grande balançoire, l’aller retour prend plus de temps et vous fait voler haut et loin. C’est pareil pour les émotions : une émotion de grande ampleur prendra plus de temps à se préparer et demandera plus d’énergie qu’une petite !
C’est pour ça que les principales émotions des histoires sont souvent vers la fin. Elles sont préparées peu à peu, tout au long de l’intrigue. Si l’émotion doit être très forte, il faut qu’elle prenne racine loin dans les scènes précédentes. Plus elles accumulent de l’énergie dans l’histoire, plus elles explosent en bouquet final.

Ce qui implique que la place d’une émotion dans l’intrigue est liée à son importance : les articulations de votre récit donnent aux émotions qui les animent un rôle supérieur. Cela ne veut pas dire qu’il faille une surenchère émotionnelle, dans des torrents passionnés et explosifs ! L’émotion d’un passage peut être subtile, tout en étant lourde de sens. Quand on tourne une page de sa vie, ce n’est pas forcément dans les pleurs ou les cris de joie. L’amplitude vient de la préparation, pas des points d’exclamations !!! ;o)

Attention : une émotion peut en chasser une autre

Un amour peut atténuer la tristesse ; la colère peut occulter la crainte (et vice versa) … Ce qui veut dire qu’il faut veiller à la dynamique générale de l’émotion du personnage.

Pour reprendre l’image de la balançoire, si vous ne poussez pas dans le bon sens, vous risquez de la freiner au lieu de prendre de l’ampleur !

Ce qui implique, par exemple, que dans une scène, il ne faut pas multiplier les émotions pour arriver à quelque chose. Pour chaque scène, déterminez l’émotion principale et guidez le lecteur peu à peu.

Donner de la vie à ses personnages

 

Comment construire une émotion

  1. Dans votre carnet de travail, définissez l’émotion principale que vous souhaitez communiquer dans la scène : colère, peur, audace, tristesse… et son objet (c’est-à-dire ce qui la provoque) en quelques mots. Dans l’exemple du début, la trahison est l’objet de la colère.
  2. Déterminez l’ampleur de cette émotion en fonction de son importance dans votre intrigue : si c’est une articulation majeure, elle doit être suffisamment préparée et/ou avoir des conséquences qui résonnent longtemps après.Un caprice est moins fort que la colère qui pousse à la séparation ou au meurtre. Une trahison doit être préparée pour le lecteur : elle prend un sens si celle qui trahit est une personne de confiance (et il faut donc montrer avant combien il a confiance en elle). Et cette trahison sert à son tour de préparation à la colère…
  3. Plus l’émotion a de l’ampleur, plus vous devrez glisser des préparations dans les scènes avant, et des conséquences dans les scènes après… (pas forcément juste avant ou juste après : vous pouvez les insérer plus loin). Si votre intrigue est déjà bouclée, vérifiez les émotions principales en remontant dans l’histoire, en notant tout ce qui peut la provoquer et en ajoutant par petites touches des détails, voire des scènes, qui la préparent.
  4. Vérifiez l’évolution des émotions principales en veillant à ce qu’elles ne soient pas en conflit trop grand avec d’autres émotions. Dans l’exemple du début, l’acceptation du personnage qui fait rire le personnage, entre en collision avec la colère. Ce qui diminue l’une et l’autre. Il aurait fallu choisir laquelle est la plus importante et lui donner la meilleure place. L’autre émotion aurait pu venir dans un second temps, et avoir sa place propre.

 

À vos claviers !

Écrivez une scène et postez-la en commentaire.

Notez d’abord l’émotion principale que vous souhaitez raconter (avec son objet entre parenthèses), et dites rapidement comment vous la préparez en 2 ou 3 scènes (et/ou quelles en sont les conséquences). Puis décrivez la scène principale (celle de l’émotion que vous avez visée).

Pas besoin de faire de la grande littérature : faites comme si c’était votre carnet de travail. Mais si le coeur vous en dit, partagez-nous la scène principale en l’écrivant jusqu’au bout ! 🙂

Quelques émotions : amour, haine, espoir, désespoir, tristesse, joie, audace, crainte, colère, désir…

Par exemple :

émotion principale : audace (affronter sa timidité pour annoncer son amour à une fille hautaine)

 

préparation : le garçon reste muet devant la fille, qui est très méprisante : le garçon est dévasté ;

le garçon revient plus tard à la charge et ose bredouiller quelque chose d’incompréhensible ;

le garçon sauve une dame d’un accident, mais la dame croit être agressée (il prend conscience qu’il est capable de faire du bien sans attendre de merci) ;

Scène principale : le garçon annonce son amour à la fille, malgré son mépris.

Conséquence : la fille a peur du garçon et le garçon qui prend confiance en lui se lance dans une aventure périlleuse…

 

Article et dessin : Eric Galland

note 1. Le trouble bipolaire, en psychiatrie, est un trouble de l’humeur où le malade passe par des phases de grande exitation alternée avec des moments de dépression.