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Troublantes circonstances

Suite à la Lettre du Dimanche sur les Incipits, Christophe m’envoyait le sien.

Le lendemain, Notre-Dame s’embrasait.
Je n’ai pas fait le lien sur le moment…
Mais en ce jour brûlant de Pâques, le rapprochement est saisissant.

Il se plaignait des auteurs à succès, ses favoris, qui négligent leurs verbes.
D’ailleurs, je vous avais aussi parlé de Pascal, qui avait eu la même réaction devant un texte de Victor Hugo.

Christophe, lui, s’applique, s’éreinte, sue sang et eau sur chaque phrase, cisèle, lime, fignole, lustre, peaufine, pinaille, perfectionnise.
Voici le résultat :

« Aussi loin que portait le regard, des champs entiers de graines à perroquets flavescentes aux grandes fleurs ligulées adulaient l’astre céleste en une chorégraphie envoûtante de symétrie et de grâce. De magnifiques tournesols à perte de vue couvrant les collines vallonnées coloraient la campagne d’un éblouissant blond doré, évoquant une mer d’huile enluminée qu’un soleil naissant nappait de ses rayons brûlants.
Le Dieu Phœbus déchirait l’horizon de son aura, embrasant les quelques nuages épars qui musardaient dans ce fond azuréen. Les premiers rayonnements chauffaient déjà une atmosphère encore chargée de la moiteur nocturne de ce mois d’août. Le département de la Haute-Garonne sous la chaleur étouffante du soleil, une chapelle isolée perdue au milieu de nulle part. À l’intérieur, en génuflexion devant un imposant crucifix du Christ, un homme psalmodiait à voix basse. Des prières presque inaudibles troublaient à peine le silence de la petite église déserte.
Situé loin de tout, ce sanctuaire était son refuge. Il l’avait fait restaurer dans ce seul but. Honorée par un dessein extraordinaire, cette ancienne bâtisse du seizième siècle allait connaître un destin miraculeux ; ce monastère accueillit en son temps des moines Cisterciens. L’homme l’avait choisi pour son éloignement et sa quiétude. »

Quoi qu’en dire ? Hé ! C’t-y pas beau ?

Prenons le temps d’analyser.
En première approche, intuitive, le vocabulaire se panade. Flavescentes, ligulées, adulait : la première phrase nous en met plein le nez. OK, ça sent le travail.
À vrai dire, c’est peut-être trop. S’appliquer à sentir bon peut donner un parfum entêtant.
Mais approfondissons et attardons-nous sur l’ouverture.

Même si c’est une description, elle porte une dramaturgie. Métaphorique, mais dramaturgie quand même.
Quelle est l’action ?
Une sorte de liturgie naturelle. La danse sacrée des fleurs devant le dieu solaire qui fait pleuvoir sa grâce dorée et brûlante.
Le choix thématique est évident, puisque cette geste sacrée prépare la prière silencieuse dans le sanctuaire.

Deux séquences dans cette scène en ressac : le regard part « aussi loin » que possible, à l’horizon.
Puis le soleil le déchire, lève notre regard vers le ciel et cette atmosphère brûlante qui retombe sur la chapelle.
Belle mise en scène.

Cette action, cependant, n’est pas entière, car les tournesols pressés virent à la mer d’huile, avec un nappage encore chaud…

Que vient faire la bouffe là dedans ?
Ce mélange graisseux me laisse perplexe. Il brise le mouvement. L’unité ne tient plus qu’à un jaune.

À mon avis, c’est encore trop intellectuel. C’est un biais qui peut venir d’un attachement trop important aux mots, qui fait oublier l’émotion.

S’appliquer à tout mettre en jaune, c’est bien. La couleur, c’est visuel. Mais il faut lui donner du sens pour qu’il émeuve, pour qu’il nous transporte.
Car dans la mer d’huile, les tournesols sont écrasés. On passe à côté.

Pourquoi pas filer la métaphore liturgique ?
Christophe aurait pu peindre cette fascination des tournesols, orientés, aimantés, comme autant de reflets du disque brûlant, poussés à son image…

Penchons-nous sur la première phrase.

« Aussi loin que portait le regard, des champs entiers de graines à perroquets flavescentes aux grandes fleurs ligulées adulaient l’astre céleste en une chorégraphie envoûtante de symétrie et de grâce. »

La flavescence est une nuance claire du jaune, comme la blondeur de cheveux. Ligulé est un terme botanique, pour désigner ce qui ressemble à des petites bandes (des petites langues).
Aduler, c’est flatter, combler de louanges excessives.
Ce ne sont pas des mots courants. Sauvons le verbe ; on aurait pu se passer des épithètes, précieuses. Attention à vos épithètes. Elles peuvent vite ruiner vos phrases.

Mais ce qui surcharge ici le style, c’est la syntaxe retorse. Je souligne :
« Aussi loin que portait le regard, des champs entiers de graines à perroquets flavescentes aux grandes fleurs ligulées adulaient l’astre céleste en une chorégraphie envoûtante de symétrie et de grâce. »

Comment garder les champs à l’infini, les fleurs comme des langues dorées, leur chorégraphie envoûtante, dans un style droit ?
Je vous laisse proposer votre solution en commentaire !

Après un long travail dans les détails, revenez toujours à l’émotion finale !

Au boulot !
Éric

PS. Vous comprenez maintenant à quel point je trouve les circonstances dans lesquelles j’ai reçu ce texte assez étonnantes. Prophétiques.
Joyeuse Pâque si vous la fêtez.