Cette semaine, je vous présente un article invité de Nicolas Kempf

que l’on peut présenter comme il le décrit si bien : Homme de papier.

Il sème, cultive et récolte depuis des années les mots et son site internet regorge de conseils très, très (très) utiles à celui qui veut réfléchir sur ses textes et se faire publier. Tout ça avec du style ! C’est donc avec engouement que je vous laisse découvrir son article.

« You’re the man now, dog ! » (« C’est toi le patron, maintenant ! »)

À la rencontre de Forrester (Meeting Forrester), ce film riche et tranquille, sorti en 2000, raconte l’amitié entre deux personnages que tout oppose : Jamal, jeune noir du bronx, basketteur et grattouilleur de carnets, et William Forrester, vieil écrivain misanthrope qui a autrefois dit « non » à la célébrité.

Meeting Forrester dépeint un apprentissage : celui de l’écriture. Car petit à petit, Forrester va faire de Jamal un vrai, un solide écrivain.

Vous pensez qu’écrire ne s’enseigne pas, hein ? Le film montre le contraire. Ce sale ronchon de Forrester, joué par Sean Connery, va enseigner au petit jeune un état d’esprit, une attitude… Or, l’attitude est, peut-être, la chose la plus difficile à apprendre, pour qui fait profession d’écrire.

Et si Forrester avait raison ? Et si on pouvait apprendre d’autrui, au moins un peu, la qualité d’écrivain ? Ça vaut le coup d’essayer, non ?

Égoïste

La première et la plus évidente caractéristique de l’écrivain, selon Forrester, est l’égoïsme. Il en faut, de l’égoïsme, pour s’enfermer pendant des heures dans sa page blanche. Et selon ce vieux ronchon, on commence toujours par écrire pour soi-même. Le reste, la suite, ne compte guère :

« Sais-tu quel est le meilleur moment, dans l’absolu ? Quand on a fini la première version et qu’on la lit soi-même. Avant que ces trous du cul s’emparent d’une chose qu’une vie ne leur suffirait pas à faire, et la détruisent en un jour. »

Moi, je ne sais pas ce qu’est ‘écrire pour soi-même’, mais Forrester semble le savoir ; il laisse même la question ouverte : « Pourquoi ce que nous écrivons pour nous-même est toujours meilleur que ce que nous écrivons pour les autres ? »

Artisan

Lors de la remise des prix, les candidats du concours littéraire de son école, explique Jamal, « doivent lire leur texte devant tout le monde. – Qu’est-ce que ça a à voir avec l’écriture ? » réplique William. « Les écrivains écrivent pour les lecteurs. Que quelqu’un d’autre les lise. »

Voilà encore un écho de l’égoïsme de l’auteur : à lui, le travail de fabrication. La lecture, le commentaire, les applaudissements, même, cela ne le concerne pas. Cela ne peut pas l’intéresser.

Prodigue

En même temps qu’il écrit par, disons, onanisme, l’auteur est aussi ouvert, lancé vers les autres. Contradictoire ? Oui, et après ?

L’écriture est un don, qui dépasse la frontière du ‘pour moi’ et ‘pour les autres’. Ne pas donner en écriture, c’est être malade. Et d’une maladie minable. Le jugement de Forrester sur les premiers textes de Jamal est confondant : « Esprit constipé. »

Universaliste

« Peut-on sortir un peu du Bronx ? » écrit William à propos des petits carnets de son jeune collègue.

Faites bien attention : il y a là, je pense, une démarche risquée, mais payante (littérairement parlant). Alors qu’un équivalent américain de notre Jack Lang aurait applaudi des deux mains en lisant les carnets de Jamal, ‘magnifique témoignage de la vie dans un quartier difficile’, ‘document brûlant’, ‘littérature des marges’, ou balivernes de cette sorte, Forrester décide que le témoignage, on s’en fout. L’important n’est pas, dans ce qu’on écrit, de coller à sa propre vie, mais d’aller vers l’inconnu. De garder un œil sur l’universel.

Agressif

Prodigue, universaliste : ces qualités ne sont pas discrètes. William Forrester remue, ennuie, chamboule. L’envie d’écrire, chez les autres, il la teste, il la met en question ; il aime gêner son naïf élève.

Dans une scène assez tendue, il offre une sorte de pacte faustien à Jamal : il veut bien continuer à critiquer ses textes, mais il compte bien l’agonir de remarques racistes. Jamal hésite entre tourner les talons, ou supporter les humeurs du facho décati. Et voilà Forrester qui baisse le masque, et qui lui montre l’enjeu de tout ceci : écrire, c’est une affaire de dignité. L’écrivain a son sens de l’honneur.

« Si tu dis ce que tu as envie de dire, je n’en lirai peut-être pas plus ; mais si tu me laisses te démolir avec ces conneries racistes, ça fait quoi de toi ? »

William Forrester est chatouilleux sur son honneur ; et tout l’acte d’écrire est, pour lui, agression : « Punch the keys, for god’s sake ! » (« Cogne les touches, grand Dieu ! »)

Terre-à-terre

« J’écris. Comme toi, quand tu te mettras à frapper sur les touches. » explique ironiquement le vieux de la vieille. Le texte naît tout simplement d’un peu de mécanique.

Le jeune Jamal a beaucoup de mal à comprendre ce principe, alors son mentor revient à la charge :

« Commence par retaper un texte existant. Parfois, le rythme de la frappe suffit à nous amener de la page 1 à la page 2. Quand tu te mettras à sentir tes propres mots, commence à les taper. »

Ou encore : « Pas de réflexion. Ça vient après. On écrit le premier jet avec le cœur. On réécrit avec la tête. La première clé de l’écriture, c’est d’écrire. Pas de réfléchir. »

L’écrivain selon Forrester est une bestiole bien terre-à-terre. Pas d’idéalisme dans tout ceci. Pas besoin d’inspiration dans son « système ». L’écriture vient de l’écriture.

Sans illusions sur la littérature

« Les femmes couchent avec vous si vous écrivez un livre ? » demande Jamal. « Même si c’est un mauvais livre. » assure son cynique mentor. Une autre fois, il lui apprendra que « beaucoup d’écrivains connaissent les règles d’écriture, mais ils ne savent pas écrire. »

Car tout ce qui ‘fait littéraire’ agace le vieil écrivain. Son bouillant élève est bien obligé de le reconnaître : « (J) Quelquefois, commencer une phrase par une conjonction la met en valeur […] – (F) Et quel est le risque ? – (J) D’y recourir trop souvent. Le texte risque de paraître continu et monotone. »

Loin des grands mots et des belles phrases, Forrester porte un regard désabusé sur l’écriture. Tous les textes sont bons à lire : « Je lis le Times pour dîner, mais ça [un magazine people], c’est mon dessert. »

Le texte a bien du mal à remplir une fonction toute simple : décrire. Un peu d’observation fait bien mieux : « Un visage en dit autant que mille mots. »

Complaisance ? Posture ? Je ne crois pas. Le nœud du problème, la source du cynisme, c’est ce jour ancien où William Forrester, déjà auteur reconnu et encensé, a perdu son frère dans un accident de voiture. Alors qu’il va reconnaître le corps à l’hôpital, l’infirmière lui tombe dessus, enthousiaste, et lui dit tout le bien qu’elle pense de son roman, Avalon landing : « Mon frère refroidit dans la pièce voisine… et elle me parle d’un livre ! »

Ce mot, c’est la sagesse de l’écrivain. La vie lui a rappelé qu’elle était là, que les livres n’empêchent pas les proches de mourir. La littérature, au fond, n’est pas grand-chose.

Tel est le portrait de l’écrivain selon Papy Forrester. Égoïste et prodigue, brutal et sensible, c’est un homme plein de contradictions que nous dépeint Gus van Sant dans son film. Tout comme, peut-être, son modèle dans la ‘vraie vie’, J. D. Salinger…

Avec ses contradictions, William Forrester nous en apprend cependant beaucoup. Dans notre époque où l’on patauge encore dans l’image romantique de l’écrivain inspiré, chéri des dieux, le modèle « Forrester » remet quelques petites choses en place.

Dans l’avant-dernière scène du film, William repart sur son petit vélo. Il a décidé de faire un ultime voyage dans sa terre natale, l’Écosse. Au moment des adieux, Jamal Wallace, son héritier, l’écrivain aux doigts d’or, lui dit une petite phrase toute simple.

Une phrase qui, je crois, peut nous servir de principe, à nous tous qui mettons sur le papier des histoires :

« N’oubliez pas d’écrire… »

Pour déguster le script en VO : Cliquez-ici

Un article invité de Nicolas Kempf, auteur du site ecriture-livres.fr