Le bon romancier ne se contente pas d’enchaîner les phrases : il dispose d’un vocabulaire étendu et fait résonner les mots, comme une note ses harmoniques.

Les harmoniques sont des résonnances qui forment le timbre des sons. Elles se mélangent de manière complexe et nous permettent de distinguer le Do d’une guitare d’un Do de piano ou de saxophone [1].

Un mot ne vient jamais seul

C’est exactement la même chose avec les mots, qui tissent des liens naturels avec certains autres.

Ainsi, un mot ne vient jamais seul : c’est un nœud dans la grande toile lexicale et l’auteur expérimenté le choisit pour lui-même et pour le réseau qui l’accompagne.

Par exemple, le mot « soleil » vient avec :

  • « jour » (c’est l’astre du jour),
  • « rougeur » (coup de soleil),
  • « tournesol » (la fleur qui se tourne vers le soleil),
  • « pirouette » (un soleil est une figure de gymnastique sur une barre ou des anneaux qui consiste à faire un tour en arrière),
  • etc.

Évidemment, ces idées ne sont pas toutes utiles à évoquer, selon le contexte. Par exemple, le « jour » peut être encombrant quand on veut parler de la figure gymnastique.

L’enjeu est alors d’induire le lecteur à entendre telle résonnance plutôt que telle autre.

Mais toute la difficulté est que l’auteur doit le faire sans le dire, pour garder toute la force de suggestion et pour ne pas gâcher l’histoire : quoi de plus ennuyeux qu’un auteur essayant d’expliquer ce qu’il aurait voulu écrire…

Alors, comment faire ? C’est l’objet de cette Lettre du Dimanche.

Comment évoquer le sens d’un mot

Le musicien joue intuitivement avec les harmoniques : il marie les notes, les frotte, les grince… Majeur, mineur, quinte diminuée, ionique, phrygien, éolien… les accords et les modes mélangent les harmoniques, les enrichissent, les atténuent, ouvrent des attentes et des surprises et, par là, suscitent tristesse, joie, courage, peur…

Ce qu’il faut en apprendre, c’est que l’artiste donne la façon de recevoir chaque note grâce à celles qui l’entourent.

L’auteur a la même solution pour son style : il guide son lecteur de façon implicite en utilisant les champs lexicaux.

Un champ lexical est ensemble de mots proches par leur notion. Dans l’exemple ci-dessus, nous avons vu que le champ lexical du « soleil » croise d’autres champs lexicaux pas forcément adaptés les uns aux autres.

Quand vous choisissez l’un d’eux, vous orientez la perception de votre lecteur.

La première chose à faire, pour le déterminer, est de poser très précisément votre intention pour la scène.

Quelle émotion voulez-vous faire passer ? Quelle information souhaitez-vous graver dans la mémoire de vos lecteurs à leur insu ? Plus vous serez précis concrets, plus vous pourrez les diriger.

Faisons la démarche ensemble en prenant une scène à écrire :

Le personnage se déplace et découvre un marché puis entre dans une boutique. Ce sera l’occasion d’une description des lieux qui serviront plus tard. L’auteur veut que cette scène commence dans le bruit et finisse dans le calme.

On a l’idée générale, mais est-ce suffisamment précis et concret ?

Cela permet déjà de poser quelques idées. Mais nous allons vite voir que ce n’est pas suffisant.

Pour bien se préparer, il est important de se rafraîchir la mémoire concernant les mots disponibles.

Pour cet exemple, cherchons le champ lexical du bruit.

Il est intéressant de coucher une première liste sur le papier, ne serait-ce que pour vous libérer le cerveau. Soulignez les mots qui vous intéressent. Vous pourrez creuser ensuite.

Un outil puissant pour trouver ses mots

Ensuite allez sur CNTRL.fr : sélectionnez l’onglet « portail lexical » puis « proxémie » et tapez « bruit » dans le cadre de recherche (laissez le choix de la catégorie sur « toutes »).
Vous obtenez deux résultats : l’un pour le verbe « bruire » et un autre pour le substantif « bruit ».

CNRTL-proxemie-bruit1

Ces cartes sont en 3 dimensions et en couleurs.

Vous pouvez circuler en faisant tourner les nœuds et en zoomant avec la souris.

Cliquer sur un mot met en évidence ses liens avec les les proches. Les couleurs permettent de se retrouver plus facilement dans les différentes familles lexicales.

Si la carte vous donne le vertige, vous pouvez cliquer sur le bouton « cluster » en haut à droite de la carte pour obtenir une liste des mots réunis par couleur.

CNRTL-Proxemie-son

Un cluster est un terme musical (on n’en sort pas !) qui désigne une grappe de notes adjacentes. Autrement dit, ces agrégats réunissent des proches du mot « bruit », qui sont également proches entre eux.

Vous avez ainsi à disposition un ensemble de mots dans lesquels piocher.

C’est là qu’on est renvoyé dans nos buts, concernant l’émotion précise que nous voulons faire passer au sujet du bruit.

Souvenez-vous : « l’auteur veut que cette scène commence dans le bruit et finisse dans le calme ».

D’accord ! Mais… de quel bruit parlons-nous ?

Par exemple, le cluster vert autour du « bruit » est différent du rouge autour du « désordre » et du bleu proche de « explosion ». C’est une question de choix.

Si la description de la scène est longue, peut être que nous pourrons explorer ces trois familles lexicales (ce n’est pas une obligation de tous les utiliser, hein ! Ce ne sont que des propositions). Il faudra alors choisir l’ordre qui mette le mieux en valeur l’évolution du bruit au calme, en fonction du contexte plus général de l’histoire.

Voilà donc un outil bien pratique pour étendre et préciser votre vocabulaire. À vous de l’utiliser pour brosser vos images, dynamiser vos verbes, cribler vos épithètes…

Au boulot !
Éric

P.S. Attention ! Le but n’est pas d’employer des termes « compliqués », bien au contraire. Regardez les grands auteurs : les mots sont simples. Ce qui rend leur style si percutant, c’est leur résonnance parfaite, limpide, juste. Mais tout cela mériterait de nombreuses Lettres du Dimanche !

 

[1] À ce propos, je suis toujours étonné que chaque note de musique, comme n’importe quel son, soit une simple vibration, une onde qu’on peut représenter comme une vague plus ou moins complexe. Si ce concept d’harmonique vous intrigue, voici une vidéo très claire, quoiqu’un peu technique : https://youtu.be/QvaaC3stTC8?t=4m53s. Elle commence au moment que je trouve le plus intéressant, mais vous pouvez la regarder entièrement en revenant au début.