Parmi les sources d’inspiration, les mythologies se retrouvent en pole position. La SFFF en regorge, mais aussi la littérature en général et plus précisément les classiques. Entre réécritures, mélanges ou simples insinuations, les applications des récits antiques sont aussi diverses que variées.

Cette fois, j’ai choisi un roman moderne pour illustrer ce hors-série. Son but, vous aiguiller dans l’utilisation de cette source intarissable. Mais avant de me lancer dans le cœur du sujet, un petit rappel s’impose.

Le mythe et l’orphisme

Fils du Roi Œagre et de la muse Calliope, Orphée, aède* de Thrace aux dons multiples utilisait sa lyre pour charmer les bêtes sauvages et émouvoir les êtres inanimés. Il avait modifié l’instrument, cadeau d’Apollon, en y ajoutant deux cordes aux sept d’usage, en référence aux neuf muses.

Il participa à l’expédition des Argonautes, pendant laquelle ses arias donnèrent la cadence aux rames et sauvèrent l’équipage du chant des sirènes.

Mordue au pied par un serpent, sa femme, la dryade Eurydice mourut et rejoignit le royaume des Enfers. Orphée décida de descendre pour la récupérer. Après avoir charmé Cerbère et les Euménides*, il arriva jusqu’à Hadès. Grâce à sa musique, il parvint à un accord : il pourrait repartir avec elle à condition qu’il ne se retourne ni ne lui parle, tant qu’ils ne seraient pas revenu sur la terre des vivants. Comme il approchait de la sortie et n’entendait plus les pas de sa bien-aimée, à la fois impatient de la voir et effrayé de la perdre, il pivota et la vit disparaître à jamais.

Plusieurs versions concernant sa mort existent, mais la plus courante reste celle impliquant les Bacchantes*.

Inconsolable et toujours fidèle à Eurydice, Orphée éveilla un vif dépit de la part de ces femmes qui le déchiquetèrent. Sa tête, jetée dans le fleuve Euros, s’échoua sur les rivages de l’île de Lesbos, terre de la poésie. En pleurs, les muses recueillirent ses membres pour les enterrer au pied du Mont Olympe. Sa tête continua de chanter dans son tombeau. Affligé par la mort du chantre, Phoebus attacha les Bacchantes à des racines tortueuses. Elles grimpèrent le long de leur corps et les métamorphosèrent en arbre.

Ce mythe a donné naissance à une doctrine religieuse à caractère initiatique : l’orphisme. Elle se base sur le passage de la descente aux Enfers et prône le salut marqué par la souillure originelle. L’âme est condamnée à un cycle de réincarnation que seule l’initiation pourra briser. Conduit vers une survie bienheureuse, l’humain rejoindra le divin.

Adaptations

Contrairement à de nombreux mythes, les adaptations occupent majoritairement le domaine de la représentation (ballets, opéras, pièces de théâtres et films). Viennent ensuite la peinture et la poésie.

On pourrait croire la littérature allergique. Ce qui fait du livre Orfeo de Richard Powers, une exception. Sorti depuis 2013 outre-Atlantique, vous le trouverez aux Éditions du Cherche Midi.

Peter Els, retraité et musicien à ses heures perdues, se retrouve malencontreusement suspecté d’activités bio-terroristes par le FBI. Dans son laboratoire improvisé, il modifie l’ADN de bactéries grâce à la musique classique. Celui que l’on surnomme alors « le bio-terroriste Bach » s’enfuit dans le but de rendre une dernière visite aux personnes qui ont marqué sa vie.

orfeo

La structure

Visuellement, cet ouvrage ne ressemble à aucun autre. Il ne contient aucun chapitre, seuls des tweets, ressemblant à des aphorismes*, coupent la narration. Ajoutons-y une focalisation externe omnisciente et nous obtenons un récit, en prose, qui se rapproche des mythes et contes.

La chronologie, divisée entre trame principale, souvenirs et événements historiques remontant à la Seconde Guerre Mondiale crée un système d’enchâssement. Malheureusement, l’alternance entre les trois, sans début ni fin précise, engendre de l’incertitude.

Le rapport au mythe et à l’orphisme

Le lien, en même temps que le ton, est donné par le nom du protagoniste : Els. Une distorsion habile qui ressemble à « hells », les enfers en anglais. Lui ne joue pas de la lyre, mais du piano. Beaucoup plus de cordes et surtout, une ribambelle de touches noires et blanches. Prémisses d’une thématique manichéenne.

En effet, le roman retrace sa décadence, sur le plan personnel comme professionel. Lui qui aura, un temps, connu la lumière des projecteurs, perd peu à peu sa famille pour finir en cavale. Contrairement à Orphée, Peter connaît ses heures de gloire, sa traversée du désert et sa descente aux Enfers par la musique. Elle est l’alpha et l’oméga de sa vie, expédiant Eurydice aux oubliettes. Il pousse sa pratique à son paroxysme et recherche, parmi ses applications possibles, l’immortalité.

« Peter Els ne veut qu’une chose avant de mourir : s’affranchir du temps et écouter l’avenir. Vouloir cela paraît au moins, aussi raisonnable que n’importe quoi d’autre. »

Comme il n’y a, a priori, aucune raison pour que Peter soit, réellement, un terroriste, on peut facilement le voir comme une victime du système. Les charges retenues contre lui semblent ridicules et son utilisation des réseaux sociaux enfonce le clou.

Le rôle des Bacchantes revient à deux types de personnages. Dans ses souvenirs, elles incarnent les femmes qui ont croisé sa route et tenté de le détourner de la musique. Dans la trame principale, elles prennent la forme des agents du FBI qui veulent mettre un terme à ses expériences.

« Oui : je suis coupable de m’être pris pour Dieu. Cependant, des milliers de ces créatures ont déjà été composées et des millions d’autres arrivent. »

Le lien avec l’orphisme se trouve au cœur des expériences de Peter et de sa cavale.

Le premier fait figure d’initiation : apprendre à maîtriser le piano pour ensuite tirer parti de la puissance musicale.

Le second est assimilable à une rédemption. En effet, sa fuite se rapproche du motif du passage vers l’au-delà. Il l’utilise pour se reconnecter à ses souvenirs, faire la paix avec lui-même et les autres avant que la réalité ne le rattrape. Même s’il clame son innocence, les preuves l’accusent.

« Je voulais que la musique devienne l’antidote à la banalité. C’est comme ça que je suis devenu un terroriste. »

Conclusion

Malgré ses points positifs, il souffre de son inclinaison élitiste. Bien loin de vulgariser la musique classique, il la hisse à un rang scientifique, la rendant opaque. De ce fait, les descriptions deviennent un enchevêtrement de termes techniques derrière lesquelles je n’ai discerné aucune mélodie.

De plus, sa structure non-chronologique tend à complexifier la chose. En l’absence de signalisation, difficile de savoir vers quel côté de la vie de Peter la narration se tourne. Sa lenteur n’arrange rien, mais il faut reconnaître que sans ce dernier aspect négatif, ce roman possède tous les atouts d’un thriller. Dommage que l’auteur n’ait pas exploité cette possibilité.

Même si je n’en fais pas grand cas, cette réécriture reste un bon exemple de modernisation d’un mythe classique. Il transforme et transpose les passages mémorables pour que tout un chacun puisse les reconnaître, sans flirter avec le cliché.

Avec du recul, je me suis rendu compte qu’il illustre parfaitement l’état limite dans lequel se retrouve Orphée. À force de s’évertuer à repousser les frontières du bien et du possible, il finit par commettre l’irréparable. En cela, cette œuvre se rapproche d’une variante de la mort d’Orphée qui voulait qu’il fût foudroyé par Zeus pour avoir révélé les mystères divins aux hommes.

Comment différencier le bien du mal si l’intention n’est pas prise en considération ? Telle est la question que posent à la fois le mythe et sa réécriture.

Lexique :

Aède : artiste qui relate des épopées par le chant, en s’accompagnant d’un instrument de musique.

Euménides : Signifie « les bienveillantes ». Déesses infernales grecques particulièrement hideuses.

Bacchantes : Femmes à demi-nues et couronnées de lierre célébrant les cérémonies dionysiaques (en référence à Bacchus-Dionysos, dieu du vin et de la fête), comparables à des orgies.

Aphorisme : Figure de style autosuffisante qui résume, en peu de mots, une vérité fondamentale et peut inviter à la réflexion.